Un chimiste + un cuisinier, ça ne fait pas forcément un écrivain
Hélas, trois fois, hélas, la belle ambition de l'ouvrage d'Hervé This et de Pierre Gagnaire tombe comme un soufflé raté, c'est un comble, au bout de peu de pages.
J'aime beaucoup lire Hervé This dans la presse, et j'étais extrêmement alléchée par ce livre prometteur. L'idée, magnifique, est de combler un vide philosophique: il s'agit de constituer une esthétique de l'art culinaire, en se fondant sur les traditions esthétiques des Beaux-Arts depuis l'Antiquité et sur les écrits des grands cuisiniers. Chaque chapitre élabore un principe esthétique, emprunté à l'histoire de l'art, ou, plus précisément, à l'histoire des théories du beau dans l'art. Merveilleuse idée: chacun de ces principes se voit illustré par une recette de Pierre Gagnaire, inventée tout exprès pour donner une substance à la notion intellectuelle dégagée par Hervé This dans sa recherche historique et philosophique.
Cela donne par exemple un chapitre sur la beauté par les nombres (le nombre d'or, les théories esthétiques pythagoriciennes), illustré par une recette de Gagnaire intitulée "Les trois disques du printemps": trois disques de gelée de rouges différents (cassis, groseille, chou rouge) dans une assiette, chacune recouvrant un mets: la première du canard, la seconde du chutney de mangue, la troisième de petites crevettes crues.
Jusqu'ici tout va bien, le concept de l'ouvrage est impeccable et devrait fonctionner du feu de Dieu.
Hélas, comme je l'ai dit, trois fois hélas, c'est une horreur. Pourquoi? Parce que This prend ses lecteurs pour des petits scouts à qui il faut faire faire un jeu de piste, pour qu'ils ingurgitent comme malgré eux quelques idées et un peu d'histoire.
Donc il imagine un scénario pour mettre en scène ce qui n'avait nul besoin de l'être. Et ce scénario gache tout. Chaque chapitre raconte comment un groupe de quatre amis (deux couples) progresse dans sa découverte d'une confrérie qui date de l'Antiquité et qui s'est transmis jusqu'à nos jours une sorte de culte occulte de la cuisine. Ca ne vous rappelle rien? Oui, c'est exactement Dan Brown, moins Marie-Madeleine et le Christ, sans ça, tout pareil. C'est écrit sous forme de dialogues et, cela me fait peine de le dire, puisque j'aime les auteurs, avec une niaiserie confondante. Il y une vague bluette décrite à peu près avec autant de chaleur que dans le Journal de Suzette des années cinquante. Et quelques péripéties hautement palpitantes si l'on est fan du Club des Cinq, comme de mystérieux motards qui enlèvent et rendent un grimoire ancien à nos quatre Parisiens.
Bref, dommage, dommage, de ne pas être resté simple, de ne pas avoir juste expliqué les idées et l'histoire, sans fioritures et efforts de vulgarisation mal menés.
Les recettes de Pierre Gagnaire, force aussi est de le reconnaître, pâtissent en réalité du concept de l'ouvrage. Le problème est qu'elles viennent trop de la tête et pas assez des tripes, ou du coeur, au choix. Elles sont conçues comme un exercice d'application d'une idée esthétique. Elles font ce qui leur est demandé, à ce titre, mais au fond, ai-je envie de manger une illustration d'une idée esthétique ou de la cuisiner? En tous cas, la mayonnaise ne prend pas. Je n'ai pas envie des disques de gelée disposés géométriquement (pour illustrer Pythagore, donc), ni de soupe légère de grenouille à l'armoise, polenta crémeuse à l'oseille et mousseline de féra, censée incarner l'idéal esthétique médiéval de la mesure, ou du biscuit d'anguille de mer, dont je ne vois même plus ce qu'il est censé incarner.
L'autre petit problème, c'est que les idées esthétiques elles-mêmes, dont il est très louable que This cherche à les expliquer, sont curieusement exposées d'une manière on ne peut plus scolaire et ennuyeuse. A vouloir faire sympa avec son Da Vinci Code à deux sous, il réduit le récit des choses historiques et philosophiques, entre deux péripéties gnan-gnan, à des notes qui feraient ennuyeuses dans les manuels les plus vieux jeu.
Voilà, en somme, je préfère This quand il parle de sa chère gastronomie moléculaire, passionnante, et Gagnaire quand il fait du Gagnaire (quoique, hélas, je n'aie guère eu l'occasion de savoir ce que cela fait de manger chez lui!)
Aucune illustration par ailleurs, dans tout l'ouvrage. C'est quand même dommage, si l'idée comme dans l'exemple des disques que j'ai cité, c'est de plaire aux yeux par une harmonie visuelle très spéciale! J'aurais bien aimé, moi, voir comment Pierre Gagnaire a monté ses plats.
Références de l'ouvrage: "La cuisine, c'est de l'amour, de l'art, de la technique" par Hervé This et Pierre Gagnaire, Odile Jacob, 2006, 309 p. Il coûte 23,90 euros.
11 Comments:
Merci pour ton article, désolée que le livre n'ai pas été à la hauteur.
Ton article est très intéressant mais je n'ai pas encore feuilleté ce livre que je ne tente pas trop ...
En le feuilletant rapidement, je m'étais demandée qui étaient ces personnages...je comprends mieux maintenant...Tant pis, je n'acheterai pas ce bouquin qui me semblait comme toi pourtant très prometteur!
Ouf! Un peu plus et l'historienne de l'art fan de chimie des casseroles que je suis tombait dans un piège tendu par le club des 5!
Ma chère Christine,
ta critique est d'une qualité exceptionnelle, tu devrais la soumettre à des journaux (je n'ai hélas pas mes entrées au Monde des Livres, ou à Télérama, etc.) mais je t'assure que tu devrais leur adresser ta prose.
Je serais rédacteur en chef d'un supplément bouquins, je l'accepterais tout de suite.
Ce qui m'étonne un peu, c'est que ce n'est pas trop le genre Odile Jacob de chercher a faire des choses "sexy" (le pseudo scénario qui est censé rendre le tout plus digeste).
Marie, ça c'est de la chouette copine, merci à toi. Mais la diffusion via blog est vraiment super gratifiante!
Regarde par exemple, c'est marrant de faire économiser comme ça 23,90 euros à Céline et Zénobie, qui me le disent, alors qu'elles s'apprêtaient, les malheureuses, à se lancer tête baissée dans la même déception que moi... Vive le blog.
Comme notre hôtesse m'en a courtoisement prié par email, je me permets, sans vraiment vouloir dire beaucoup de bien de ce livre (je suis pour l'essentiel tout à fait d'accord avec sa critique), de prendre tout de même la défense de Pierre Gagnaire, qui, en fournissant beaucoup de recettes et d'idées de création culinaire, et en exprimant plus qu'il ne le fait d'habitude ses émotions, en parlant de ses succès et de ses rares échecs, etc. sauve un peu le livre. J'ai consacré à cet immense artiste une page ( http://denis.feldmann.club.fr/gagnaire.htm ) sur mon site, où l'on peut voir la stupéfiante variété de son talent...
C'est dommage, les deux hommes sont pourtant tres interessants - j'adore ecouter Herve This a la radio par exemple. La mayonnaise n'a pas pris - tu viens de me faire economiser 29 euros.
Finalement, on me l'a offert pour mon anniversaire, alors je le lis, forcement. Pour l'instant je ne suis pas passionnee, j'ai meme failli m'endormir ce matin dans le train, c'est un format etonnant. Je te dirai ce que j'en pense.
J'attends ton avis, Gracianne, et j'espère que tu auras plaisir à lire au moins ce qui est le mieux dans ce livre, les idées de Gagnaire (quoiqu'elles soient tellement loin de nous que c'est un peu difficile d'y trouver du grain à moudre).
D'abord, merci Christine de : nous livrer une critique aussi détaillée de cet ouvrage, sans quoi, comme Zénobie, je l'aurais peut-être acheté - avoir laissé un mot sur le blog de Gracianne qui a eu pour conséquence de me faire découvrir ton blog d'une part, et de me faire savoir que c'était son anniversaire, d'autre part - de nous faire vivre en direct un rêve qui se concrétise. Je reviendrai souvent !
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